LA POLYNÉSIE – insularité et isolement à l’épreuve des représentations

borabora

par Edouard de Bélizal

C’est à peine si les îles polynésiennes perturbent l’immensité bleue du Pacifique Sud sur les globes virtuels que le voyageur peut consulter avant de partir. S’envoler vers la Polynésie, c’est s’apprêter à joindre une destination à peine visible sur la carte du monde, mais qui malgré tout appartient à une grappe d’archipels grande comme l’Europe occidentale. À plusieurs heures d’avion de la Nouvelle-Zélande ou d’Hawaii, la Polynésie déploie son essaim d’îles bien loin du reste du monde, aux antipodes géographiques des cités européennes et de sa métropole française. Rien ne saurait être géographiquement plus distant que ce bout du monde tropical, à qui son éloignement et son isolement font cumuler les représentations fantasmées.

Celles-ci ont été analysées en détail par le géographe Jean-François Staszak, qui s’est attaché à déconstruire les images véhiculées par l’exotisme européo-centré dans plusieurs publications. Il ne s’agit donc pas ici de reprendre ce qui a déjà été dit ailleurs, en mieux informé et en plus riche ; ce texte, rédigé dans l’avion du retour, s’attache plus à faire partager une expérience de terrain, qui dépasse la seule consommation touristique de l’espace insulaire polynésien.

Accéder aux images, vivre la carte postale : dépasser les fantasmes

La mission de terrain débute, comme pour n’importe quel voyage un peu lointain, par l’inévitable excitation de la découverte d’une nouvelle destination, surtout si celle-ci est autant chargée d’images et de représentations a priori. Le voyageur, même s’il ne sait pas trop où il va exactement sur la carte quand il embarque pour Tahiti, s’imagine assez bien à quoi ressemblera sa destination. Le bleu profond du ciel et de la mer, le turquoise diaphane du lagon, le blanc immaculé des plages, les infinies nuances de vert des montagnes intérieures des îles ; des garçons et des filles à la peau cuivrée, aux splendides cheveux noirs, avec, posées sur l’oreille, des fleurs multicolores et aux extravagantes corolles : le visiteur s’envole en sachant assez exactement quels délices l’attendent à l’arrivée. La compagnie polynésienne entretient du reste savamment cette vision grâce aux documentaires et publicités proposés dans l’avion qui vantent l’incomparable beauté des îles.

Le vol est long : traversant les fuseaux horaires, l’avion remonte le temps en rattrapant le soleil, avant de se laisser distancer, et atterrit dans la nuit à Papeete. De cette ville au nom chargé d’exotisme, le premier aperçu aérien est insignifiant, comme peut l’être l’arrivée nocturne dans n’importe quel aéroport. Le voyageur habitué aux tropiques, à peine sorti de l’avion ressentira cette si particulière atmosphère toujours moite et épaisse, cette odeur doucement visqueuse qui imprègne la molle brise du soir. C’est après une improbable et longue nuit de somnolences aux rêves légers que commence l’expérience polynésienne, lorsque le voyageur s’apprête à rejoindre le paradis de vacances qu’il s’est offert. On retrouve donc ses anonymes compagnons de voyage à l’aéroport, là même où la veille au soir, sous la soudaine pluie battante, on les avait laissés à leur taxi. Ils se rendent à Bora-Bora, à Moorea ou dans les Marquises, retrouver enfin les infinies nuances de bleu, de blanc et de vert que Papeete ne peut leur offrir. Staszak a déjà ironisé sur la déception primordiale du touriste égaré à Papeete, lancé dans la recherche vaine d’une plage de cocotiers et n’arrivant que sur une grève de sable noir et vaseux à côté d’une zone industrielle sans attraits. C’est encore ailleurs que le voyageur doit se rendre dans sa quête de l’île paradisiaque, même s’il sait qu’il touche au but : le marché de Papeete et ses poissons multicolores, les paréos bariolés et les effluves délicats mais tenaces de la vanille mûre renforcent son expérience synesthésique de l’exotisme. Après la moiteur et les senteurs, arrivera la vue des plages attendues, point d’orgue et achèvement du dépaysement recherché.

Espace isolé, territoire en sursis

Les atolls des Tuamotu sont une destination de choix pour les amateurs de plongée, ou pour les couples nouvellement mariés (qui du même coup découvriront la plongée), mais on y reste habituellement quelques jours seulement. La vingtaine de touristes qui montent dans ce petit avion ne devrait pas rester plus d’une semaine à Rangiroa, plus grand atoll de Polynésie. En observant par le hublot Tahiti qui défile et finalement s’éloigne, remplacée par l’océan infini, je me rappelle que je vais y rester un mois. Un mois sur un anneau de corail de quelques centaines de mètres de largeur. À l’origine, les atolls étaient des îles qui, une fois éteint le volcan qui en nourrissait le relief, ont commencé lentement à sombrer, s’enfonçant sous leur propre poids en même temps qu’elles étaient rongées par les pluies et les tempêtes. Leur ceinture de corail se maintient toutefois une fois l’île définitivement passée sous l’eau pendant quelques siècles, avant de disparaître à son tour.

On imagine donc, lorsque l’on survole l’immense lagon de Rangiroa, qu’entre cet anneau rempli d’eau existaient autrefois des montagnes et des forêts désormais ennoyées, une île aujourd’hui disparue dont l’ultime témoignage est ce mince récif corallien. Et effectivement, tout est petit sur un atoll, même sur le second plus grand atoll du monde. À peine atterri, on contemple à sa gauche l’océan qui s’écrase en fracas d’écume sur les récifs, et à sa droite l’étendue placide des eaux du lagon, vertes sous le soleil et bleu marine sous la pluie. Les distances ne sont pas non plus énormes, surtout lorsque le village n’est construit que sur une infime partie de l’anneau, séparée des autres par de profondes passes de plusieurs centaines de mètres de large et de profondeur. Me voilà face au lagon, sur un motu (îlot qui compose une ceinture corallienne), au milieu du Pacifique. La fragile connexion internet ne fait pas long feu, et une fois tombée la nuit la sensation d’isolement, comme l’obscurité, soudain s’abat. Accablé de soleil pendant la journée, il est, la nuit, ratissé par d’énergiques bourrasques qui agitent la surface du lagon : aux rafales s’ajoutent le flot des vagues qui viennent mourir aux pieds du bungalow bâti au bord du lagon, et le grondement lourd comme un incessant tonnerre des rouleaux qui attaquent le récif du côté de l’océan. On prend alors la mesure de l’étroitesse bien vulnérable d’une bande de terre si petite face à la force sans merci des vents et de la mer.

La mission de terrain à laquelle je prends part cherche justement à caractériser cette vulnérabilité dans un contexte où aujourd’hui les atolls du Pacifique sont de plus en plus exposés aux aléas hydroclimatiques. Avec leur altitude qui dépasse rarement la dizaine de mètres, ils sont particulièrement fragiles face à un océan dont le niveau des eaux remonte sensiblement. Les houles grignotent de plus en plus les plages, et ainsi réduisent inexorablement les motus habités. En plus d’être isolés, les atolls, qui sont par nature des terres en sursis, voient leur disparition accélérée d’autant. Les tempêtes provoquent désormais des submersions marines qui envahissent les rues du village, salinisent les lentilles d’eau douce, et font chaque année planer le risque d’inondations dommageables.

L’envers du décor : le rythme indolent de l’isolement

Je recroise quelques-uns des touristes avec lesquels j’étais arrivé à Rangiroa quelques jours après, alors que j’allais à l’aéroport pour tirer de l’argent au seul distributeur de l’atoll. Arborant les colliers de coquillages distribués en guise d’au-revoir, les voilà maintenant bronzés et prêts à rejoindre une autre partie de l’archipel. De Rangiroa, ils retiendront la richesse incroyable des abords sous-marins du récif, les excursions dans les parties les plus reculées de l’atoll (mais en fait les plus fréquentées par les circuits touristiques), les sauts prodigieux des dauphins de la passe, et les soirées au bar de l’hôtel égayées de temps à autre par des tamourés pittoresques. Leur pratique spatiale de Rangiroa est donc fondée sur une mobilité artificielle, construite pour eux, qui transforme entièrement le rapport à l’espace et au temps. Leur séjour ne doit comporter aucun temps mort, et chaque jour une activité nouvelle leur donnait l’illusion factice d’un kaléidoscope de paysages qui se recompose à l’envi.

J’avais, au contraire, commencé à expérimenter le début de l’ennui et de l’isolement. Encore fasciné par les dauphins que je voyais parfois bondir au loin, encore émerveillé par la beauté splendide des couleurs que je voyais, je commençais malgré tout à ressentir le quotidien pesant d’un rythme auquel je n’étais pas habitué. Mon dépaysement initial, celui que j’avais construit d’après les images mentales que j’avais et que je me plaisais à retrouver, se décomposait peu à peu, et était remplacé par un dépaysement nouveau, inattendu et moins agréable : celui d’un lieu isolé où lentement s’écoulent les heures. Mes recherches me tenaient occupé la journée, mais c’est le soir que je prenais la mesure de cette lenteur un peu morne une fois le dîner achevé, vers 19 heures. Contrairement aux touristes, je ne vivais pas l’atoll au gré des compositions successives d’excursions ; je n’avais pas encore eu le temps de plonger, ni de circuler bien loin. Mon espace était restreint au motu sur lequel le village était construit, et qui n’était pas bien grand. Je sentais ainsi s’effriter le vernis d’un exotisme de façade, celui de la carte postale, sans tout de suite réaliser que naissait alors la véritable expérience polynésienne : celle de l’insularité exacerbée. Les longues soirées, noires, venteuses, agrémentées par le sinistre aboiement des meutes de chiens errants, sont une autre manière, différente mais peut-être plus réaliste, d’être dépaysé. Même en changeant d’atoll au milieu du séjour, pour quelques enquêtes complémentaires avant de retourner sur Rangiroa, ce sentiment d’enfermement au milieu de l’océan ne disparaissait pas.

C’est notamment sur l’atoll voisin de Tikehau, plus petit que Rangiroa, que se prenait la mesure de l’isolement. La pension de famille ne proposant pas de repas de midi, nous nous sommes sentis bien démunis, avec mes deux collègues, lorsqu’il a fallu trouver quoi faire ce dimanche pluvieux. Le petit restaurant que nous fréquentions habituellement était fermé ce jour-là, et c’est donc sous une pluie de plus en plus forte que nous avons marché les trois cents mètres de route vers l’aéroport. Au milieu des touristes qui partaient vivre ailleurs de nouvelles aventures après avoir consommé ce que l’atoll leur offrait, nous avons, sans rien dire, commandé des paninis de mauvaise qualité, au fromage sans saveur et au jambon d’un rose vif aussi suspect que fluorescent. L’après-midi s’est écoulé avec lenteur, et une fois l’avion parti, nous sommes restés, seuls, dans un aéroport qui allait fermer ses portes. La connexion avec les autres îles était terminée pour la journée.

Ce sentiment d’enfermement est frustrant sur le moment, mais il est largement tempéré par les multiples travaux que supposent une mission de terrain : acquisition des données, tri, traitement, rédaction de comptes-rendus aident à tromper l’ennui. Mais on ne peut s’empêcher de penser à tous ces jeunes qui quittent leur atoll pour rejoindre Tahiti ou d’autres endroits hors de cet isolement de plus en plus mal accepté dans un monde aussi connecté qu’aujourd’hui. Certains, cependant, n’ont pas cette possibilité, et après avoir raté leur scolarité s’en reviennent échouer sur leur atoll, naufragés d’un système dans lequel ils n’ont pas su trouver une place. Désœuvrés, ils refusent la dure vie de leurs parents : la pêche, la récolte des cocos, sont des activités éreintantes dont ils ne veulent pas faire leur quotidien. Le tourisme, prometteur, n’est pas encore suffisamment porteur pour embaucher tout le monde ; et des diplômes, du reste, sont exigés. Mais quels moyens ont-ils, puisqu’ils ne peuvent partir ? Certains se marient, et sous le poids des responsabilités familiales vont alors, bon gré mal gré, pêcher et récolter ; d’autres sombrent dans l’attente improbable d’aides sociales, et se réconfortent tristement dans l’alcool. Le paradis des uns est l’enfer des autres : la beauté des îles, accueillante pour les touristes, est un piège sans issue pour des jeunes qui peinent à s’extraire du chômage.

La richesse du lagon et la solidarité communautaire évitent cependant des situations de dramatique misère matérielle. Avoir de quoi se nourrir et de quoi s’abriter est relativement aisé pour les enfants du pays. Mais il faut compter, là encore, avec le rythme de l’isolement. La pauvreté des sols et la faible taille de l’atoll réduit à presque rien les cultures fruitières ou l’élevage. Il faut donc attendre l’arrivée du cargo, tous les mercredis, pour achalander les magasins et renouveler son stock. Le poisson, grillé ou servi avec une sauce à la vanille, est un mets de base dont on peut vite se lasser, surtout quand on ne réside pas dans un grand hôtel de luxe aux buffets débordants de plats européens et polynésiens. Il faut donc apprendre à respecter le rythme des approvisionnements hebdomadaires, et à accepter les ruptures de stock, qui sont d’inévitables aléas de la vie insulaire, surtout au milieu du Pacifique. (Et la situation, du reste, est plutôt satisfaisante, car le cargo vient chaque semaine. Dans les îles Australes, au sud de la Polynésie, existent des îles qui ne sont visitées qu’une fois par mois.) La population s’en accommode très bien, et, grâce à la pêche, ne dépérit jamais. Grâce aux snacks aussi, et à toute cette nourriture grasse et sucrée qui se conserve aisément et dont raffolent les enfants. Chips, gâteaux, sucreries sont consommés en grandes quantités, et sont responsables de la fin d’un mythe fondateur de la Polynésie, celui de la vahiné. Sorti des hôtels où le personnel est sélectionné et entretenu, on ne croise pas autant de vahinés sensuelles que l’on pourrait naïvement espérer. Trop et mal nourris, les femmes comme les hommes sont, pour beaucoup, en surpoids. Ce taux d’obésité inquiétant doit beaucoup à la mauvaise alimentation, en dépit des nourritures traditionnelles plutôt saines comme les produits de la mer. On demeure donc loin des tableaux de Gauguin aux femmes sensuelles : l’isolement, l’éloignement, participent d’un engouement problématique pour les aliments gras et sucrés.

Retrouver Tahiti

Au début peut-être un peu déçu par Tahiti, le voyageur qui a passé du temps dans les atolls se réjouit, finalement, de retrouver cette grande ville, et en accepte même sans broncher les sables noirs et la zone industrielle.

Papeete a des allures de charmante bourgade de province, un bord de mer agréable et joliment aménagé en jardins fleuris, parsemés de kiosques et de petites mares. Le dépaysement reprend, sur un autre mode : celui du travestissement tropical de la France. On retrouve, du reste, cette impression dans d’autres îles françaises des DROM-COM. La plage Jacques Chirac, l’avenue Charles-de-Gaulle, la surprenante rue Jeanne d’Arc, « héroïne française » qui a donné son nom à un lieu dont elle ne soupçonnait pas l’existence, produisent une odonymie familière dans un lieu qui ne l’est pas. On se sent donc plongé dans un curieux mélange, produisant un exotisme dépaysant et intéressant parce qu’inabouti. Les panneaux indicateurs, sur le même format qu’en France, semblent jurer avec le fond du paysage qui présente les sommets déchiquetés du vieux volcan tahitien ; les girouettes, elles, ploient sous le poids des frégates. Un ami polynésien m’avait confié que Papeete, où il réside, lui rappelait les villes indonésiennes. Je n’ai jamais compris quel lien pouvait unir cette tropicalité urbaine maîtrisée et domestiquée, colonisée si on veut, de Tahiti, avec ces monstres tentaculaires et pourrissants que sont les villes d’Asie du Sud-Est. Le bâti ne se ressemble pas, le trafic, dans un cas régulé, est anarchique dans l’autre, et la rue ne s’y pratique pas de la même manière. Les espaces de la circulation dévolue aux piétons et aux véhicules sont nettement définis à Papeete : des trottoirs et des chaussées sont aménagés. Dans les villes indonésiennes, la démarcation est fluctuante, et la rue est un territoire paradoxal où les voitures et motos règnent en maîtresses impitoyables et nombreuses, mais où, également, s’agglutinent le soir, collés aux immeubles, les restaurants informels. On ne trouve pas ce style d’urbanité à Papeete, où la vie nocturne prend d’autres formes, qui sont en réalité polynésiennes et coloniales dans leurs pratiques et leurs héritages, mais en aucun cas asiatiques.

La présence de la montagne et d’îles pleines, à la différence des atolls qui ne sont que les auréoles coralliennes restantes d’îles aujourd’hui disparues, permet de rompre la monotonie et l’impression d’isolement. La possibilité de circuler à l’intérieur, l’existence même de cet intérieur, est un gage d’activité rassurant, au même titre que les sommets, la matérialité de la terre, ou la présence de vie animale autre qu’aquatique. Mes derniers jours, passés à Tahiti, ont été une cascade de petites excursions offertes par mes amis de Papeete, rompant radicalement avec la sensation de mol ennui que parfois, à longueur de temps, on pouvait ressentir dans ces atolls plats et un peu monotones. Les plantations de vanille et d’ananas à perte de vue de Moorea, les rivières de Tahiti, les oiseaux dans la forêt, ont été la concrétisation de cette Polynésie sauvage, fleurie et splendide que l’on ne fait qu’effleurer, que l’on sait exister, mais que l’on relègue au second plan, puisqu’on est au départ obnubilé par les plages, sans se douter de l’ennui qu’elles peuvent produire.

Le temps s’est accéléré soudainement, à Tahiti, en fin de séjour, après un mois dans les atolls. Très beaux souvenirs, belles images, impression de vacances. Mais c’est après tout bien normal : j’ai vu Tahiti comme un touriste, alors que j’avais vécu les atolls comme un de leurs habitants, partageant leur rythme, si différent du mien, et arpentant leur territoire si fragile.

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